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Questionnaire de « Chronic’art » (2007)

A propos de Le pouvoir de la langue et la liberté de l’esprit

La philosophie du langage est une discipline plutôt délaissée de nos jours. Qu’est-ce qui a motivé votre recherche, dont on peut reconnaître que si elle lui rend hommage, elle se démarque nettement de la filiation traditionnelle de l’exercice ? (Benveniste, Saussure, Humboldt, Barthes, Ricoeur).

 

Dans mon livre, on trouve en effet à la fois une analyse de la langue totalitaire et l’amorce d’une réflexion fondamentale sur la nature du langage, sur sa place dans l’existence humaine (et même dans l’Être en général) que je compte approfondir dans un autre livre en chantier. Cette recherche est issues de plusieurs motivations : un amour des langues - des mots, de la grammaire - (ce que j’appelle la « philo-logie »), mais  aussi une méditation philosophique sur des thèmes tels que « forme et contenu » ou « institution et liberté ». Mon intuition fondamentale est que l’origine du langage ne s’explique en rien par quelque processus de survie biologique : il ne fallait pas qu’il eût le langage, on pourrait s’en passer pour vivre. Ce fut donc, à l’origine, un événement de liberté, dont je considère qu’il se poursuit ou se répète en chaque acte de parole singulier - par exemple lorsque nous formons des phrases nouvelles afin d’exprimer ce qui nous vient à l’esprit et nous tient à cœur.

 

Que le langage soit une dimension essentielle de la vie sociale ou affective, qu’il revête une importance anthropologique centrale, voilà qui n’est en somme qu’une banalité. Il est donc fort étonnant que, comme vous le constatez,  la réflexion sur le langage soit plutôt délaissée - pas seulement la philosophie du langage, d’ailleurs, mais aussi, me semble-t-il, la linguistique. Dans ma jeunesse étudiante, j’ai vécu une époque de grande exaltation : on avait l’impression d’assister à la découverte, pour la première fois, de l’importance du langage. Avec le développement de la linguistique structurale, on entrevoyait des perspectives inouïes. Je me souviens d’une conversation avec Barthes à Bruxelles en 1966, en compagnie de quelques autres jeunes, où il nous déclarait : votre génération a bien de la chance, elle va connaître un développement sans précédent de la recherche sur le langage. Or, à peine une ou deux décennies plus tard, ce grand élan est retombé. Les linguistes ont dû déchanter : Nicolas Ruwet,  revu vers 1991, me confiait sa tristesse du désintérêt pour la linguistique, son regret que la relève ne soit pas assurée. 

 

C’est bien regrettable, et il serait grand temps de redonner du langage la place qui devrait être la sienne dans une réflexion anthropologique et humaniste. Dans L’homme de paroles, Claude Hagège avait exprimé en 1985 un programme allant dans le même sens, mais j’ignore s’il a été entendu. Il faudrait remettre à l’honneur la réflexion philosophique ancienne et classique sur le langage, tout en la nourrissant autant que possible des travaux scientifiques (Merleau-Ponty a été à cet égard le grand pionnier), et en cherchant à intégrer ce qui, dans les différents courants philosophiques contemporains parfois concurrents (phénoménologique et courant analytique), on a écrit d’important sur le langage. Car même si je critique les présupposés du structuralisme (auquel j’oppose des auteurs tels que Humboldt ou Ricoeur), je relis sans cesse les grands linguistes (Jakobson, Benveniste).

 

 

Si l’on récuse l’intuition de Barthes concernant la teneur fasciste de la langue, quelle est la marge de manœuvre pour l’esprit humain entre l’aspect conventionnel du langage et son pouvoir créateur ?

 

Il y aurait beaucoup à dire sur la « petite phrase » de Barthes. Son erreur fondamentale tient selon moi à ce qu’il oppose deux champs séparés : celui de la contrainte et celui de la liberté, qui serait radicalement extérieure au langage, comme il le dit clairement :  « Il ne peut donc y avoir de liberté que hors du langage. (…) Le langage humain est sans extérieur : c’est un huis clos ». La seule issue réside dans une transgression absolue. Par opposition à ce clivage, ma conception consiste à repérer une liberté interne au langage, située dans la parole, mais pouvant s’étayer sur les ressources offertes par la langue héritée. Notons que Barthes en vient, dans cette Leçon, à souhaiter qu’il y ait « plusieurs langues dans la langue », une « réserve » dans laquelle le sujet « se sent libre de puiser », mais sans réfléchir au fait que, du même coup, c’est sa propre définition de la langue comme principiellement « fasciste », comme formant un « huis clos » qui est remise en question.

 

Pour répondre à votre question, je crois qu’il est impossible de déterminer exactement notre « marge de manœuvre », de savoir quelle est, dans ce que nous faisons, la part de convention et la part de liberté créatrice. Comme l’écrivait Merleau-Ponty, nous ne pouvons pas avoir de « point de vue de surplomb » sur ce que nous sommes (c’est un aspect de notre finitude), et donc savoir exactement dans quelle mesure nous sommes libres et dans quelle mesure nous sommes déterminés. La seule chose qui nous soit donnée, c’est d’agir et de parler en effectuant un pari raisonnable sur la liberté. Nous ne devons pas nous laisser paralyser par une interrogation sur notre exacte marge de manœuvre.

 

(…)

 

 

N’y a-t-il pas à ce sujet une certaine naïveté dans l’espoir de Wat d’une langue post-totalitaire susceptible de distinguer mensonge et vérité ?

 

C’est une question délicate, à laquelle il est difficile de répondre brièvement. Il serait naïf de croire qu’une langue quelle qu’elle soit puisse empêcher le mensonge ; cela requiert aussi et avant tout l’aspiration des hommes à la vérité (comme le dit d’ailleurs Wat). Il n’en reste pas moins qu’il faut admettre que la langue humaine dans son ensemble est fondée sur la distinction du mensonge et de la vérité, la « sémantique stalinienne » ayant cherché à éradiquer cette différence  en allant « par-delà le mensonge et la vérité ». Toute la difficulté, que je n’ai fait qu’aborder, est l’articulation entre ces deux plans : une langue en bon ordre de marche et une parole soucieuse du vrai.

 

 

« Pourquoi le caractère mauvais de l’humanité devrait-il pouvoir disparaître du langage, alors qu’il se défend tellement bien dans le monde dans son ensemble ! » Comment se prémunir de cette assertion de Sternberger qui sonne étrangement comme une damnation ?

 

Cette phrase de Sternberger a en effet quelque chose d’étrange, dans la mesure où elle semble exprimer un pessimisme conservateur qui ne correspond guère à sa sensibilité globale, globalement libérale. Vous parlez de « damnation », mais le fait de constater une présence persistante du mal dans le monde et chez les hommes n’équivaut pas à une condamnation du monde ou de l’humanité dans leur intégralité. On peut parfaitement articuler une conception d’ensemble qui prenne en compte un mal indéracinable (ce que le christianisme a fait en parlant, maladroitement, de « péché originel ») par opposition à l’idée d’une bonté naturelle, tout en estimant que ni l’homme ni le monde ne sont corrompus de part en part, et que l’homme est aussi capable de bien. Mais il faut bien dire qu’une telle réflexion, de nature métaphysique et même théologique, est devenue presque incompréhensible aujourd’hui, alors même que le mal prolifère plus que jamais.

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